Delphine
Le Sausse
49 ans,
Übermensch
d’une confondante
normalité.
Elle sera la dernière — avec Simon Caselli — à
porter la flamme olympique à son entrée
dans la ville de Sète, et Delphine Le Sausse
sait à quoi elle doit ce privilège : à son irrépressible
désir d’aller
plus vite, plus haut, plus fort, la
devise — vidée de sa valeur métaphysique — des
JO depuis ceux de Paris, en 1924. Cent ans plus
tard, sûr qu’elle aura une pensée forte pour son
grand-père maternel, Raphaël Scialo, le prof de
sport du lycée Paul Valéry qui, le jour de sa
retraite, a monté et descendu les marches sur les
mains ! Sa fille, Mireille, a suivi son Bernard dans
l’arrière-pays niçois, à Lantosque : il suffit de dire
qu’il y tenait une pharmacie pour déterminer les
deux atavismes de la vie de Delphine, laquelle se
montre brillante quand il s’agit de démarrer une
scolarité à Sète, puisque le couple y a élu domicile
au moment où il a fallu se rapprocher du grandpère,
désormais veuf.
Elle fait les écoles Langevin
puis St-Joseph, met un point d’honneur à ramener
à l’aïeul
les meilleures notes en sport. Il lui
répond, inlassablement,
oui, mais tu as eu
combien, en maths, et elle jubile, parce qu’elle
excelle, aussi. Ses parents refusent le sport-études
en 6e —
ça n’est pas un métier,
sportif — elle obtient un Bac scientifique avec un
an d’avance et si Mme Monterro la rêve en Maths
Sup / Maths Spé, elle oscille (pas longtemps) entre
l’UREPS et pharma’, choisit la seconde option et
fait bien : elle sera la plus jeune
Thésée de France,
sans vaincre de Minotaure mais en oeuvrant sur
le
Botrops Lanceloatus, ce serpent mortel de la
Martinique, où elle a passé six mois.
Ça sera un
peu tout pour l’insouciance — si on ose
dire — parce que l’apothicaire du 1, rue Henri
Barbusse est malade et décède brutalement
quand elle a 23 ans. Elle se retrouve, quand ses
copains de Montpellier font des remplacements
dans des officines exotiques à
reprendre la
boutique, avec des fournisseurs qui ne suivent
pas, des clients qui ne veulent pas qu’une
jeunette les prenne en charge. Elle aurait préféré
ne pas avoir de pharmacie et garder son père,
doit gérer le rapport à sa mère qui, bien que sans
diplôme, a su gardé des parts dans l’affaire,
trouve (encore) à s’échapper en faisant du sport,
beaucoup de sport. Avec une prédilection pour le
ski. À Font-Romeu, où la famille a un pied-à-terre.
Elle se débrouille (euphémisme) — la meilleure de
ceux qui n’ont pas fait Sport-Études — veut
passer le Brevet d’État de moniteur de ski,
comme son compagnon de l’époque. Elle s’en
souvient, c’était l’année de l’affaire Cantat (ou
Trintignant, c’est selon) et quelque chose aurait
dû lui mettre la puce à l’oreille. Cet homme, dont
elle est amoureuse, est pervers, narcissique, la
pousse à se mettre en danger là où elle, toujours,
craint qu’il ne se fasse mal. Des amis l’ont avertie,
elle a du mal à cacher les marques qu’il lui laisse
lors de ses accès de colère, mais ce jour-là, en
hors-piste, elle va prendre
une mauvaise
décision, pour lui montrer qu’il avait tort. Elle va
y aller,
tout droit entre les rochers, se faire mal,
sans doute, il comprendra. Las, on n’anticipe
jamais la phénoménologie et certaines directions
prises, en un millième de seconde, déterminent
tout ce qui va suivre, une vie entière, parfois. Ses
deux skis se sont arrêtés net, elle a une vertèbre
éclatée, la moëlle épinière touchée. Les secours
sont longs et difficiles, le diagnostic tarde, elle est
hélitreuillée à Perpignan, ramenée en rééducation
à Montpellier, où elle aperçoit une enseigne :
Propara Clinique, spécialisée pour les
paraplégiques.
Vous ne remarcherez pas, lui diton.
Elle se prend
une grosse claque, refuse les
visites au centre, dans un premier temps, passe
un mois sans bouger, voit sa vie
se déliter, l’autre
venir lui reprocher de ne pas avoir fait attention.
C’est vrai, elle a tout, un bon métier, elle est jolie,
elle a plein d’amis etc. Dont des pharmaciens qui
vont l’aider — aux commandes, à la caisse — le
temps de son indisponibilité. Les mots des clients laissés sur un grand cahier l’aident à reprendre
confiance — son talon d’Achille, par fait
contrepoids de sa réussite — elle se bat, chez le
kiné tous les jours, reprend en fauteuil, puis en
béquilles, déteste qu’on la voie comme une
handicapée. Un dernier accès de lucidité la
pousse à se défaire — plainte à l’appui — de son
âme damnée.
Elle ne peut plus
revenir en arrière,
à 28 ans, donc va de l’avant : ce pourrait être une
devise shadock, mais c’est comme ça qu’elle se
reconstruit, Delphine.
Redébute, avec
l’infantilisation qui va avec, va nager, réapprend
à skier en fauteuil jusqu’à l’Équipe de France
paralympique, en 2010. C’est le regard de l’autre
qui définit le handicap, parce que la logique de
l’émulation et de la performance est la même,
qu’on soit valide ou pas. Ce qui ne veut rien dire,
de surcroît, parce qu’un sportif invalide sera
toujours plus résistant et performant qu’un
valide qui ne teste pas ses limites. Il y aurait
quelque chose à creuser, psychanalytiquement,
chez cette jeune femme remarquable qui va
chercher des astres noirs pour se mettre en
danger : la perte de ses (re)pères,
le besoin
d’affection.
L’idée, saugrenue, que
personne ne
voudra d’elle, même si elle a tout. Une
dépréciation permanente, que n’aide pas l’idée
qu’elle ne pourra plus, maintenant, aller courir,
ou servir les verres à la Ola, chez son ami Claude
Herzog.
Mais les épreuves ont ceci de fondateur
qu’elles aident à accepter des paliers. Elle aura
d’autres histoires compliquées, jusqu’à ce
qu’apparaisse David Guérin, dans sa vie. Lui n’est
pas d’ici — c'est un Montpelliérain exilé au
Puy — ils se complètent parce qu’elle ne s’est
jamais vraiment remise du départ de son
inséparable copine de classe, Caroline Skalli, avec
qui elle partageait tant, au-dessus de la Butte
ronde, qu’elle en a laissé passer les autres.
C’est
difficile de s’intégrer à Sète, lâche-t-elle, elle qui y
est arrivée à… deux ans et demi. Mais qui n’a ni
jouteur, ni pêcheur, ni mareyeur dans sa famille.
Elle aime sa ville —
qui s’embellit, mais grossit
trop — elle a, comme elle, du caractère, une
histoire particulière, de ruptures et de
continuité : après tout, même après l’accident — le
Συμβεβηκός*, en philosophie ce qui appartient à
une substance de façon non nécessaire, qui
n’existe pas par soi — elle a la
fierté de
(quasiment) tout faire comme avant. Le même
métier, le même sport. Elle a les mêmes amis,
sans doute soulagés de l’avoir vue renaître,
même avec des béquilles.
C’est Rose, née en 2015,
qui l’a aidée à accepter le fauteuil, quand elle en a
besoin. Élue municipale —
pour un mandat,
seulement ! — elle ne se souvient pas avoir brillé
au stationnement et à la circulation, mais n’a pas
lâché le morceau quant à l’accessibilité. Elle
n’était déjà plus au conseil quand François
Commeinhes l’a invitée à inaugurer l’ascenseur
en lui glissant :
c’est grâce à vous.
Le comité
olympique doit décider de l’ordre de passage des
porteurs de la flamme, mais il est quasiment
acquis qu’elle sera la dernière à la mener dans
l’île singulière. Comme un juste retour des
choses. Pas de revanche sur le sort, puisque celuici
n’a (jamais) rien volé ; mais sur une sélection
qu’elle aurait pu (dû ?) connaître à Vancouver, en
2010, si elle avait été plus avertie des conditions
de lobbying entourant les choix des fédérations.
4 ans d’entrainement pour finir à la roulette
russe, très peu pour elle, alors elle s’éclate, en ski
nautique — 16 fois championne du monde quand
même ! — ou sur les pistes, figures libres ou
imposées. Va voir Rose s’illustrer dans des
compétitions de skate-board : les histoires
familiales, même chaotiques, sont faites de
redites et de recommencements.
Elle
évolue sur
certaines choses, prend conscience de celles
qu’elle ne pourra pas faire. Mais c’est le lot de
chacun de renoncer (un peu) au fur et à mesure
que l’âge avance. Elle atteindra la cinquantaine
l’année prochaine, a passé la moitié de sa vie
dans la pharmacie — même si l’époque
flaubertienne des notables a disparu — mais ne
s’est jamais ennuyée, et pour cause : elle a plus
vécu que si elle avait mille ans. Et ne manquera
pas de se lancer de nouveaux défis, puisqu’il est
acquis, en sport comme dans la vie, que c’est
toujours en envisageant le plus loin qu’on arrive
à avancer.
Elle
ne fera pas le Mont-Blanc comme
Jean-Yves le Meur, dont
Faux-Pas (Glénat, 2007)
raconte comment il a gravi le sommet, béquilles
aux poings, appuyé sur une seule prothèse. Mais
elle ne le fera pas parce qu’elle ne juge pas
nécessaire de le faire ; sinon, elle s’y attèlerait et,
au vu du pourcentage de ce qu’elle a réussi dans
sa vie — et de ce qu’elle a raté — y parviendrait
sans nul doute. Une fois qu’on sait ce que donne
de
mal appréhender la chute, on fait ce qu’il faut
pour l’éviter. Tomber sept fois pour se relever
huit, disent les Japonais. Ça tombe bien, elle en
est à Sète. Pile.
LC
*symbebèkos