C’est parés d’un sentiment de légitime allégresse, en ce jour anniversaire, que nous posons la deuxième pierre de cet humble édifice, en hommage à l’homme qu’il fut autant qu’au poète qu’il sera toujours. Georges Brassens, pour qui ne l’aurait pas deviné.
Dans une impasse Florimont qui fleure la misère, l’anarchiste calque ses jours sur la révolution de la Terre autour du soleil, levé dès potron-minet, couché avec les ténèbres. L’arche de Noé recueille les animaux sans compagnie, chiens errants, chats miteux, volatiles battant de l’aile. On y brûlait le pont pendant la guerre, mais dans ce cul-de-sac mal rapiécé, Georges Brassens a trouvé sa voie. La Jeanne, elle, illumine cette cité miséricordieuse. Gros bidon
— Brassens, avide de sobriquets, la surnomme ainsi pour sa manie de remplir sa bedaine des enfants de l’univers — Gros bidon, dis-je, avoue un penchant pour l’humanité. Marcel, son homme, pour la bouteille.
Elle accueille Jo depuis 1944, alors qu’il cherchait à faire rimer poète
avec cachette
dans l’ombre de la kommandantur. Il vivra plus de vingt ans au sein d’un ménage à trois. Son charme opère sur celle à qui on obtempère. Une vie de bohème hors du temps à dévorer les grands poètes et penseurs à défaut de remplir sa panse. Un matin, Brassens ouvre des persiennes martyrisées sur un Paris libéré. Peu avant, Jeanne avait perdu son frère, résistant arrêté par la Gestapo et décapité à la hache. Mourir pour des idées
lui sera dédié.
Jusqu’en 1952, Brassens broie notoirement du noir. Il écrit à Roger Toussenot, son ami philosophe anarchiste, alias Huon de la Saône
par référence à Nerval : « Il n’y a pas de malade à l’impasse, mais un neurasthénique, moi. Cette maladie de l’âme me charme. Je ne crois pas au revolver, cependant. Ni à la corde, ni au poison…
». Poèmes et romans se font rabrouer. Quant aux auditions, elles sont gentiment louées… aux gémonies.
Sa guitare aux cordes chevrotantes sous le bras, il cahin-cahote pétrifié par le trac, suant de caveaux en cabarets. L’interprète aurait préféré se faire grossiste de chansons pour détaillants vedettes, qu’il trouvait bien plus autorisés à écouler ses vers. Une ultime audition, le 24 janvier 1952, décrochée par ses copains sétois de Paris Match, Roger Thérond et Victor Laville, le fait rencontrer une sirène blonde à la voix rauque et élégante, Patachou.
Née Henriette Ragon trois ans avant lui, Patachou doit son sobriquet, non à Brassens, mais à une brève carrière de pâtissière en province et à son restaurant-pâtisserie-cabaret montmartrois. Son registre parigot gouailleur a d’abord fait le bonheur des bouges voisins sous le nom de Lady Patachou
avant que le sien devienne le cabaret incontournable de la nuit parisienne. Elle y coupait sans vergogne les cravates de célébrités ou anonymes et accrochait les trophées au plafond, laissant les circoncis du col suspendus à ses lèvres.
Le bizut se lance dans son audition sous le regard intrigué de Patachou. Quelques titres plus tard, elle est conquise et lui offre son public. Brassens lui suggère plutôt d’interpréter elle-même ses chansons. Le premier soir, elle se frotte à Brave Margot et aux Amoureux des bancs publics puis propose à son public grisé d’en découvrir l'auteur. Une guitare à deux pattes sort du rideau chancelante et entonne Le Gorille et P. de toi, que la mieux embouchée Patachou ne pouvait interpréter.
La dernière note envolée, le public, jusqu’ici rompu aux chansonnettes, découvrait un cactus en fleur sous une peau d’auroch, assénant à langue raccourcie des diatribes d’un autre temps. Aussi intimidant qu’intimidé, Brassens depuis lors attise la curiosité. Le directeur du théâtre des Trois baudets, Jacques Canetti, invité à venir l’écouter, le trouve épatant et va exhorter à toutes jambes la firme phonographique Philips de faire signer au pornographe un contrat en or massif.
Affligé de voir un Brassens aussi mal à l’aise sur scène, le contrebassiste dans l’orchestre du cabaret propose spontanément de l’accompagner. Le duo rondement amorcé, Pierre Nicolas ne se doute pas qu’il aura le dos de Brassens pour horizon pendant plus de trente ans. Coïncidence notoire, il est né à l’endroit même où loge Brassens, impasse Florimont. Il y vécut jusqu’à ses neuf ans, puis épousa la contrebasse un peu plus tard, après s’être enjuponné avec le violon. Né le 11 septembre 1921, Pierre Nicolas poussera l’accompagnement outre-tombe, avec la célébration du centenaire de deux fidèles musiciens, à quelques jours d’intervalle.
L’enregistrement du Gorille et du Mauvais sujet repenti
au studio de la salle Pleyel fit tressaillir les techniciens plus habitués au swing de Claude Luter et Sidney Bechet qu’aux dandinements d’un gorille devant un juge. Neuf autres chansons sortiront sur disques 78 tours, dont Le parapluie
qui sera distingué par l’Académie Charles-Cros l’année suivante en obtenant le Grand Prix du disque 1954.
Le 6 avril 1952, Brassens fait son premier plateau télévisé à la RTF, la chaine de télévision nationale née trois ans auparavant. Les quelques 40 000 moniteurs à tube cathodique déployés en France cette année-là — soit moins de 1% des ménages — diffusent leur premier anarchiste dans des salons bourgeois terrorisés. Il haranguera par la suite sa Mauvaise Réputation devant le public de l’Alhambra. Puis il fait sa première tournée en France, en Suisse et en Belgique, avec Patachou et Les Frères Jacques.
À la veille de Noël de cette année fatidique 1952, neuf chansons sont gravées pour l’album Patachou chante Brassens
: La prière, Les amoureux des bancs publics, Brave Margot, J’ai rendez-vous avec vous, Maman papa
(interprétée en duo avec Brassens), La chasse aux papillons, Le bricoleur
(en exclusivité), Les croquants
et La légende de la nonne
de Victor Hugo. Les scènes voient leurs rampes faire feu de tout bois pour le troubadour qui désormais alterne les cabarets avec les tours de chant entre Bobino, l’Olympia et l’étranger.
Une question demeure avant de clore les années Patachou. Fâché de n’avoir pu la baptiser d’un sobriquet de son cru, Brassens l’appelait-il dans l’intimité par son prénom Henriette, ou plus court, par une Riette
dûment gazouillée ? La réponse appartient aux esgourdes accolées aux murs. On serait tenté de souscrire au diminutif manceau pour deux raisons. D’une part, avant lui, Rabelais faisait l’éloge de la riette qu’il nommait la « brune confiture de cochon ». D’autre part, chez les Brassens, la charcuterie tenait la dragée haute aux pâtisseries. Lesquelles n’avaient pas vraiment cours dans l’impasse.