Alors qu’avec Jean Dumas, disparaît une éclectique figure de la culture et des arts, notre ville célèbre un poète qui tenait le haut du rayonnage dans sa librairie Racine. Paul Valéry, né voici cent cinquante ans sur son île singulière, emboîte le pas d’un non moins glorieux barde sétois, Georges Brassens, dont nous clôturons le centenaire à tombeau ouvert.
Outre une accointance avec la muse de la poésie et une perpétuelle moustache, les deux rimeurs avaient une mère d’origine italienne, filiation routinière à Sète. Aristocrate génoise et fille de consul pour l’académicien, matrone bigote du fond de la botte ritale pour le poète-interprète. Cette distinction géographique fut certainement à l’origine de deux parcours diamétralement opposés. L’un grandira parmi les protocoles et les grands auteurs, l’autre sera abreuvé de ritournelles et de chansonniers.
La vie de l’auteur du Cimetière marin
aurait pu être écourtée. Alors que sa nourrice se laissait conter fleurette sur un banc dans le jardin public du château vert, le chérubin âgé de 3 ans faillit se noyer dans le bassin de Neptune. Il sut par la suite canaliser sa « folie de l’eau
» par des dessins et aquarelles du port en rêvant d’une carrière maritime. Paul Valéry commença ses études chez les dominicains, puis au collège de Sète et au lycée de Montpellier. Ses premiers vers furent naturellement publiés par la Revue maritime de Marseille alors qu’il venait de s’inscrire en 1889 à la faculté de Droit de Montpellier après avoir renoncé à préparer l’École navale.
C’est dans son autre port d’attache, à Gêne, que Paul Valéry fut victime, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, d’une épiphanie intellectuelle. Une crise existentielle et sentimentale à l’origine de ses cahiers de l’esprit, dans lesquels il jeta prosaïquement les jalons d’un semblant d’œuvre, sobrement consacrée à la réflexion et aux idées. Il indiquait souvent qu'il considérait cette nuit passée à Gênes comme sa véritable naissance.
Ses génoiseries inaugurent une vie de penseur invétéré et feront taire sa voix poétique pendant près de vingt ans. Il plonge ses réflexions, écrites aux premières heures du jour, dans pas moins de 258 cahiers qui ne seront publiés qu’après sa mort. L’évolution de sa conscience et de ses rapports au temps, au rêve et au langage, y sera quotidiennement consignée et illustrée de dessins et aquarelles. Il avouera que « les mêmes questions depuis 43 ans broutent le pré de
[son] cerveau
».
Un coup de dés jamais n’abolissant le hasard, c’est à la faveur d'un banquet à Palavas en 1890 que Valéry noue ses premières relations d’écrivain. Il y fait la connaissance de Pierre Louÿs, poète symboliste, qui le met en relation avec André Gide, que Valéry rencontrera la même année. Une accointance épistolaire s’établira avec Stéphane Mallarmé, à qui il demande conseil. « Seule en donne la solitude », lui répond le maître de l’avant-garde poétique.
Requinqué par cet exaltant précepte, Paul Valéry épouse en 1900 Jeannie Gobillard, dont il aura trois enfants. « Toute la famille peignait. Peignait dedans, peignait dehors, peignait partout et à toute heure. C’était effrayant ! », racontait Agathe, la fille du poète. Cette famille était celle fondée par le couple Valéry, la sœur de Jeannie, Paule Gobillard, et leur cousine Julie Manet. Toute une tribu artistique vivant dans un immeuble aux murs tapissés de tableaux et construit par les parents de Julie, Berthe Morisot et Eugène Manet, frère d’Édouard Manet.
Ce n’est qu’en 1917 que Valéry, sous l’influence de Gide notamment, s’entiche à nouveau de la muse poétique. Avec la publication de La Jeune Parque, dont le succès immédiat annonçait celui des autres grands poèmes : Le Cimetière marin en 1920, et les recueils poétiques, réunis dans Charmes, en 1922, influencés par Mallarmé. Sur le Cimetière marin, il disait : « c’est à peu près le seul poème où j’ai mis quelque chose de ma vie
». L’auteur privilégiait toujours dans sa poésie la maîtrise formelle sur le sens et l'inspiration. « Mes vers ont le sens qu'on leur prête », un choix qui s’exprime en particulier dans ce tercet :
Cette main, sur mes traits qu'elle rêve effleurer
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde.
Dans le troisième vers, le dernier verbe suscita une fiévreuse controverse sur sa nature : fonder
ou fondre. Deux confréries dès lors s’affrontèrent : les fondards et les fondusards. Cent ans plus tard, le gouffre demeure. Au même instant, deux autres communautés s’opposèrent, les dreyfusards et les anti-dreyfusards. Une enfance nationaliste lui avait fait choisir le camp des seconds. Fort heureusement, refusant de collaborer avec l’occupant, il rallia plus tard celui des premiers. Le point d’orgue restera un éloge funèbre de Henri Bergson, discours qui fut salué comme un acte de courage et de résistance. Ironie du sort, alors que s’ouvrait, dans la France libérée, le procès Pétain, le barde passait la lyre à gauche.
Son doigt sur la couture de l’habit d’académicien lui fera écrire, dubitatif devant un tableau de Picasso : « il y a dans cet art quelque chose de certainement neuf. Mais quoi ? » Il fut tout autant indifférent à Bonnard et Matisse. Mais il abhorrait également chez ses contemporains le philosophe et le politique, considérant le premier « plus un habile sophiste, manieur de concepts, qu'un artisan au service du Savoir comme l'est le scientifique
». Quant au second, il proposa cette intuition fulgurante sur la politique : « l’art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». Une prémonition qui confère à ce classique une saisissante modernité, ayant pressenti les défaillances et les dérives de notre époque.
Paul Valéry aura droit à des funérailles nationales, les premières pour un écrivain depuis Victor Hugo. La cérémonie se déroule au palais de Chaillot dont le théâtre sera dirigé quelques années plus tard par Jean Vilar. Le fronton du palais du Trocadéro arborait quatre inscriptions en lettres dorées d’un auteur devenu incontournable après son discours de 1919 sur l’avenir de la civilisation européenne. Ces citations lui avaient été commandées pour l’Exposition universelle de 1937 et réalisées dans une police de caractère, le Peignot, créée conjointement par l’affichiste et créateur typographique Cassandre. Elles ont la particularité d’être parsemées de points suspendus entre chaque mot, un caprice issu de la gravure lapidaire romaine. Quelles mouches ont donc piqué le commissaire de l’exposition, au point de le voir poinçonner les lignes avec une régularité que l’on ne retrouvait alors qu’aux entrées du métro parisien ?
Aile Paris, Cité de l'architecture et du patrimoine, vers la tour Eiffel :
TOUT • HOMME • CRÉE • SANS • LE • SAVOIR
COMME • IL • RESPIRE
MAIS • L’ARTISTE • SE • SENT • CRÉER
SON • ACTE • ENGAGE • TOUT • SON • ÊTRE
SA • PEINE • BIEN-AIMÉE • LE • FORTIFIE
Vers la place du Trocadéro :
DANS • CES • MURS • VOUÉS • AUX • MERVEILLES
J’ACCUEILLE • ET • GARDE • LES • OUVRAGES
DE • LA • MAIN • PRODIGIEUSE • DE • L’ARTISTE
ÉGALE • ET • RIVALE • DE • SA • PENSÉE
L’UNE • N’EST • RIEN • SANS • L’AUTRE
Aile Passy, musée de l'Homme, vers la tour Eiffel :
IL • DÉPEND • DE • CELUI • QUI • PASSE
QUE • JE • SOIS • TOMBE • OU • TRÉSOR
QUE • JE • PARLE • OU • ME • TAISE
CECI • NE • TIENT • QU’À • TOI
AMI • N’ENTRE • PAS • SANS • DÉSIR
Vers la place du Trocadéro :
CHOSES • RARES • OU • CHOSES • BELLES
ICI • SAVAMMENT • ASSEMBLÉES
INSTRUISENT • L’ŒIL • À • REGARDER
COMME • JAMAIS • ENCORE • VUES
TOUTES • CHOSES • QUI • SONT • AU • MONDE
Ce soir de juillet 1945, deux projecteurs au pied de la tour Eiffel déployèrent par leurs faisceaux un immense et majestueux V dans le ciel. L’initiale de Valéry mêlée au V de la victoire offrait au lendemain de la libération un lumineux symbole national de la résistance des armes et des lettres au nazisme. Commandeur de la Légion d'honneur, Valéry reçut les honneurs militaires. Une foule recueillie défila devant le cercueil placé sur un catafalque tricolore et veillé par des étudiants. La cérémonie s'acheva à Sète, trois jours plus tard, avec l'inhumation du poète dans le caveau familial du cimetière Saint-Charles, qui prendra peu après le nom de cimetière marin. L’épitaphe sera pêchée dans le poème qui rendit célèbre la nécropole face à la mer :
O Récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux.
Impatiente de rappeler à notre bon souvenir son cher académicien, notre cité, la cuistre, se retroussa les manches. Sa maison natale ayant été réduite, comme un pied de nez à la mémoire, à l’état de gravats, elle s’empressa de rebaptiser une rue montant vers le collège où il étudia et devenu lycée Paul Valéry. Son cimetière surplombant la Grande bleue fut renommé en grande pompe à peine le caveau refermé. Enfin, chapeautant celui-ci, on inaugura un musée éponyme à l’occasion de son centenaire pour y accueillir un fonds issu d’une veuve reconnaissante. À ce jour, le mont Saint-Clair devrait conserver son patronyme, à la fureur des promoteurs d'un mont Valéryen méridional. Le bon maître dépasse ainsi d’une courte tête l’auteur de la
Supplique pour être enterré à la plage de Sète qui ne compte qu’une rue, une digue, un espace-musée et une salle nomade…
Une inscription lapidaire résume, à elle seule et sur quatre lignes, la vénérable existence de l’homme de lettres. Si son auteur demeure à ce jour anonyme, elle n’en domine pas moins, de son insolente limpidité, le quai de la Marine qu’enfant, il croquait d’un coup de crayon. Les passants d’aujourd’hui peuvent y lire, dans une langue épurée et une forme faisant écho au célèbre escalier de la Caravelle de Gêne où, dans ce parc, le jeune poète aimait gamberger plutôt que gambader :
ICI
EST NÉ
PAUL VALÉRY
LE 30 OCTOBRE 1871