LE TROMBINOSCOPE
FRANÇOIS (Pierre), peintre, graveur, décorateur, manipulateur de matériaux, pop artiste, père de la figuration libre et parrain d’un art brut débridé, né le 26 septembre 1935 à Sète, dans un îlot au cœur de la ville, un quartier cerné de canaux, dit des Quatre-ponts, qui en compte désormais cinq. Au rez-de-chaussée du 17 rue Lazare Carnot, son père Marcel, mécanicien, est plongé dans les moteurs d’automobiles tombées à l’eau. À l’étage du garage, sa mère Anne-Marie, descendante de l’immigration napolitaine et fille de pêcheur, tapote avec doigté sur un piano droit comme un Italien. Entre les deux, une espèce d’échelle de pompier les raccorde. Pierre est l’aîné de 5 fistons, suivi de Robert, Jean-Jacques, Charles et Jean-Claude.
Si les quatre naissances suivantes passèrent comme ses enveloppes illustrées à la poste, la sienne ne fut pas de tout repos. Avant de délivrer le marmot, il fallut extraire une ribambelle de babioles bariolées, accumulées durant
9
mois dans un bidon aux allures de bric-à-brac. La maman, une fois délestée du bastringue, ne tarda pas à se rendre à l’évidence. Il faudra faire avec cette sale manie. De là à imaginer le Rocco du recyclé en chef de famille recrutant ses frères pour glaner alentour, jusqu’au port et sur la plage, les objets les plus inertes pour les ramener à la vie… En fait de
passer comme une lettre à la poste, les siennes, aux enveloppes
détournées — son dada dadaïste — ne passaient pas aussi aisément sous les fourches postales. Pour preuve, le benjamin de la fratrie, Jean-Claude, y alla un jour chercher un recommandé. La préposée au courrier en attente profita de sa visite pour lui proposer de récupérer quelques
200
missives déposées par son grand frère, des invitations estampillées de faux timbres illustrés. La poste de Sète fermait les yeux pour d’occasionnels envois aux timbres
léchés
et signés
Pierre François, mais là, Pierrot expédiait le bouchon trop loin. Il faudra les lui rendre.
Des rues entre deux eaux
La bien nommée rue Lazare Carnot ne fut pas loin de passer pour une artère coupe-gorge. Bien nommée, car Lazare Carnot fut en son temps un génocidaire patenté, accrochant métronomiquement les massacres vendéens et autres razzias à son tableau de chasse révolutionnaire. Car Sète louvoie aussi entre deux eaux lorsqu’il s’agit de baptiser ses rues. N’avons-nous pas une rue et un sémaphore dédiés à un cardinal, homme d’Église qui fit décapiter le gouverneur du Languedoc ?
À défaut de bon goût, l’honneur est sauf. Nous relevons un pont dédié au petit-fils de Lazare, le Président Sadi Carnot, plutôt qu’à son assassin anarchiste, le Sétois Caserio. Et si la rue Honoré Euzet le fut à un maire de son vivant, entre 2 mandants, celui-ci n’y vit pas de quoi battre son poulpe.
Quant au quai de Bosc, cher à l’auteur de ces lignes, l’étendue de ses pavés n’est plus réduite qu’à la portion congrue. S’étirant jusqu’au Cadre Royal à l’âge d’or de Cette, il ne voit plus y accoster, depuis une paire de lustres, les pinardiers et leurs marins pour se désaltérer la lippe auprès des vermouthiers.
Ce Pierrot lunaire méridional grandit dans un quartier qui reviendra sous son pétulant pinceau comme un refrain de troubadour occitan. Pour décrire sa rue fourre-tout telle qu’il l’avait connue enfant, il procède par élimination. « Il y avait de tout sauf : un dentiste, une banque, un médecin, une bijouterie-horlogerie, un pharmacien, une boucherie, pas d’hôtel mais des maisons de passes, des maisons closes, des maisons meublées (…) aux deux bouts de la rue il y a de l’eau, des quais et des bateaux, il y a une règle ; valait mieux savoir nager avant que de marcher… une auto tombe à l’eau du boulot pour le mécano ». Suivent, de ces années 50, les numéros de la rue Lazare Carnot et des rues voisines, avec, pour chacun, son résident plus ou moins interlope. Dans l’atelier du père, toute la société sétoise se côtoit, jusqu’aux marlous et leurs sirènes-de-nuit, sa rue et ses boxons — où y’a des marins qui dansent en se frottant la panse sur la panse des femmes — étant à une encablure du port et de ses marsouins.
Son terrain de jeu, c’est donc cette roubine bitumée entre deux canaux, et un peu plus largement l’île singulière. Il les aime et ne les quittera que rarement. Une première fois, après s’être inscrit aux Beaux-Arts de Paris sans y prendre un seul cours. Il fuit très tôt les études académiques des sentiers battus. Des journaux le recrutent le temps de quelques travaux alimentaires. «
Si j’avais vécu à Paris, je n’aurais pas pu peindre, j’aurais été gangrené par ces capitales qui se regardent trop le nombril ». Revenu en Terre Promiscuité, son premier métier sera peseur de vin, puis représentant pour les machines à tricoter
Singer. Avec Maryse qu’il a épousé, il aura deux filles, Isabelle et Agnès, et un parc à huîtres à gérer.
Comptez deux artistes au m2
Quand on naît dans un désert tropical, on devient vite nomade par nécessité. Dans l’île singulière, la tendance est plutôt à la stagnation… si vous en avez les moyens. Ou si vous êtes artiste, ou sans-souci aux frais de la princesse. Ou les deux.
D’après le recensement au pifomètre de Pierre François, « à Sète, il y a plus d’artistes que de Sétois ». On ne dira jamais assez que si la petite Venise du Languedoc produit des créateurs à la pelle, c’est le fait d’un environnement qui vous transforme, que vous le vouliez ou pas. C’est à celui ou celle qui en fera le plus beau portrait, de la Pointe courte au brise-lames en passant par le Quartier haut. Pour le plus authentique, il y a Pierre, Paul, Georges, Agnès et puis les autres.
La plus jeune des villes du Languedoc n’a que ses artistes et poètes pour monuments. Et un tournoi de joutes quasi millénaire auquel elle s’accroche comme l’homme en blanc à son pavois. Elle compense ainsi un manque de mythologie que lui tympanisent Agde la Grecque, Narbonne la Romaine, Montpellier la Médiévale, Pézenas la Royale… Jusqu’à Mèze et son Bœuf.
Pendant ce temps, l’imaginaire de Pierrot flotte comme ses bois. Ses fantasmes palpables habillent ce qui lui tombe sous la main. Objets attrape-rêves d’un sioux méridional qui fait flèche de tout bois et réveille les consciences. L’artiste peint à main haute comme on pense à voix haute. Allégories pictographiques ou bestiaires protéiformes, commentés de mots d’esprit, élucubrations elliptiques ou simples énumérations, courant en zébrures de lignes noires, de frises tournantes. « La logique vous amènera du point A au point B. L’imagination vous mènera partout », prônait Albert Einstein. Il le démontre, Pierrot, en y ajoutant la relativité de l’espace. Il explore sa mémoire et son environnement, les juxtaposant sans vergogne avec des portraits plus ou moins imaginaires. Des variations de faciès sur les faces de boîtes à chaussures à sa mesure. S’il pouvait se réclamer de Dufy, Picasso ou Braque, Pierrot fut oublié de ceux qu’il inspira, qui empruntèrent son vocabulaire et sa grammaire en oubliant son phrasé. Les adeptes de la figuration libre, terme inventé par Ben en 1981 à l’occasion d’une exposition à Nice, ont-ils à ce point ignoré celui qui fut à l’origine de leur dialecte pictural ? Ce mouvement né en plein marasme minimaliste et conceptuel, semble tendre sous nos tropiques, à un maniérisme fétichiste que P.F aurait du mal à revendiquer. Inclassable et discret, il refuse ce qui est source de contrainte ou d’itération désincarnée : performances, contrats d’agent et de galeriste, produits dérivés, médiatisation…
Il est l’un des rares artistes à avoir incarné l’esprit du Pop Art, né en Angleterre au milieu des années 1950 mais remanié à la sauce américaine quelques années plus tard. La plupart en France se contentèrent de le copier, le pasticher. P.F, en maître-saucier méridional, y a assaisonné ses ingrédients de la manière la plus honnête et désintéressée. Ne reste qu’à reconnaître une place essentielle au sein de ce mouvement et celui de la figuration libre à ce marginal qui peignait hors des marges. Son énergie le faisait monter au poteau électrique en béton devant sa maison pour en faire un totem étincelant. Réfutant les lois de la perspective, de la physique et de la gravité, il préférait celle d’une attraction universelle.…
SETE
C’est le titre éloquent d’un ouvrage compilé par 2 ciboulots sétois en ébullition simultanée, paru aux éditions Loubatières en 1993.
Parrains des enfants de l’autre, Pierre François et Yves Rouquette ont noué une amitié de 40 ans, séparés seulement par un canal et la langue maternelle, français pour l’un, patois occitan pour l’autre. La rencontre de P.F avec Yves Rouquette l’amène à côtoyer le monde occitan. Celle avec André Benedetto le propulse dans le milieu du théâtre et la décoration scénique.
Ci-dessous, l’exemplaire dont la couverture et la page de garde furent allègrement dédicacées par l’artiste pour ses amis Pascale et Ernest Puerta.
Pierre François casse sa boîte de couleurs en 2007, le 14 février, jour de la Saint-Valentin. Comme un pied de nez à l’inventivité débridée de P.F, des millions de cartes imprimées toujours plus insipides sont expédiées, pour ce raout annuel, par des âmes entichées, chagrinées, penaudes, libertines… partageant une fieffée pénurie d’inspiration. Ses déclarations d’amour à la cité portuaire qui l’a vu naître prenaient elles des formes atypiques et saugrenues, tant picturales que narratives.
La trombine de Pierre François révélait une boulimie de la vie, de la couleur et de tout ce qui avait trait à sa ville natale. Il parlait comme il peignait, Pierrot, franco de port. Sans hésitation, ni repenti. À l’image du Pierrot de la Commedia dell’arte, il était comme une incongruité parmi les créatures sociales qui l’entouraient. Une grande humanité se lisait dans le regard d’un iconoclaste du plein air, qui ne pouvait naître ailleurs que dans un port méditerranéen. Autrement que la bride sur le cou.
Ses envois recommandés
Pierre François, qui souvent signait ses correspondances d’un monogramme P.F, laissa dans un tiroir une missive testamentaire. La famille connaissait l’existence de cette notice bio-graphique destinée à celle qui l’a mis au monde et à celle qui l’a vu naître : la rue Lazare Carnot. Ce coup de cœur posthume dormait chez lui depuis une vingtaine d’années. Il l’avait nommé l’étiquette sur une valise, le morceau de journal.
Affranchi d’un timbre à 1 fr. de la Réunion, oblitéré au Palais Bourbon le 20 décembre 1991, le cachet de la poste fait foi d’une œuvre épistolaire qu’un facteur livra, d’un coup de pédale, à Anne Marie François, 17 rue Lazare Carnot, Sète Hérault. P.F venait de poster un envoi recommandé des plus singuliers.
Par-delà sa correspondance, l’art de Pierre François préfigure la figuration libre, sans lequel elle ne serait que figure de style. Mais de ça Pierrot s’en souciait comme de sa dernière boîte à malices fraîchement peinte.