LE TROMBINOSCOPE
VAILLÉ (Louis François dit Le Mouton), champion de joutes nautiques né le 24 décembre 1883 à Cette. On raconte dans le quartier de la Pointe Courte où il vit le jour que peu avant sa naissance, le petit Louis s’habituait à tenir debout dans le ventre de sa mère. La famille Vaillé s’installa vers 1858 à la Bordigue qui était alors une sorte de manade bordée de cabanes où l’on élevait une race de jouteurs dite brave, réputée pour sa forte encolure et pour être rude à la lutte. Le jouteur pointu y était pieusement bichonné tout au long de sa croissance. Pour 3 mois dans l’arène nautique où les plus vaillants étaient menés, il passait le reste de l’année au pré avec ses congénères en attendant la prochaine fête votive. Les biologistes de la station zoologique située en face, le front collé à la fenêtre en attendant de voir leurs tubes à essai arriver à température, ne manquaient pas d’apprécier de joviales caracolades en liberté sur cette langue sablonneuse.
Le père de Louis, Christophe Vaillé, était marin pêcheur. Sa mère, Eugénie Colombier, fille de tonnelier. Le couple eut
2 garçons, Auguste Honoré puis Louis François. Leur mère décède alors que Louis n’a que
14 ans. Pendant qu’il soulève ses camarades à coup de lance, son père se remarie avec une veuve bardée de
2 larbins. La famille s’agrandira avec un cinquième enfant, ce qui poussera l’ainé à aider le père à caler et à remonter les filets de pêche, et le jeune Louis à prendre un emploi de portefaix dans le port de commerce. En
1902, il a
19 ans et à la Bordigue, Louis commence à se faire une réputation de vigoureux jouteur. Il faut dire ici que la pratique des joutes est d’une simplicité extrême. On dirait qu’elles ont été inventées pour les syndiqués de la Bourse du travail. Lors du tournoi régional de la Saint-Louis, Vaillé s’était inscrit la semaine précédente aux Joutes de la Jeunesse. L’enfant de la Pointe y remporta le premier prix face à un porte-lance du Quartier Haut. Cette victoire lui permit de figurer le lendemain au Grand prix du tournoi. Parvenant à se qualifier, il affronte, lors des revanches, un adversaire qui, au moment du choc, lève son pavois, déséquilibrant Vaillé qui frappe dans le vide et tombe à l’eau. À la stupéfaction de la foule, les deux jouteurs seront éliminés. Vaillé, car selon le règlement, une fois sa chemise mouillée, un jouteur ne peut remonter sur la tintaine, et son adversaire pour son geste anti-jeu, lequel lui vaudra de raccrocher son pavois fautif pendant
5 ans.
Les joutes languedociennes appelées dans l’île singulière joutes sétoises, sont apparues à Sète lors de l’inauguration du port en 1666. Mais c’est Agde qui accueillit ses premières confrontations dès 1601. Sète peut néanmoins s’enorgueillir d’être le fer de lance dans la conservation de ce patrimoine local, ce qui suffit à compenser cet égarement historique. Cultivant un opulent cérémonial et une codification indissociables de sa fête patronale, le Sétois est investi à sa naissance d’une mission sacrée faisant de lui le dépositaire de la véritable recette des joutes aux côtés de celle de la macaronade ou de la bouillabaisse, dont les langues chagrines prétendent que les premières fumeroles viendraient de la Canebière.
La tradition, à l’origine un défi masculin faisant s’opposer les jeunes aux hommes mariés, est à la fois un sport et un jeu au rythme de ses hautboïstes et ses tambourinaires, mais d’abord une fête, telles les fêtes de la tarasque de Tarascon. Les joutes languedociennes sont pratiquées dans l’Hérault (Agde, Balaruc, Béziers, Frontignan, Marseillan, Mèze, Palavas, Sète) et dans le Gard (Le Grau-du-Roi). La méthode languedocienne est l'une des cinq variantes de joute nautique reconnues par la Fédération française de joute et de sauvetage nautique. Elle est inscrite à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France depuis 2012.
La Société des Jouteurs Cettois chercha une solution pour éviter les tricheries telles que le coup du pavois. C’est l’artiste Guirand de Scévola qui la trouva en proposant un Prix de Prestance qui allait selon lui désarmer les flibustiers de la tintaine. Si l’idée de prestance physique ne venait pas forcément à l’esprit en observant Louis Vaillé dégoupiller sa lance, en revanche pour l’esprit, Fides, déesse romaine de la bonne foi et de l’honneur, lui avait fait la grâce de se pencher sur le tonneau qui lui servit de berceau. Le jeune Pointu, qui n’avait de pointu que l’origine et la lance, accumula rondement, entre 1904 et 1911, une série de huit victoires consécutives ramenant au quartier le trophée le plus prestigieux d’entre tous, le Grand prix régional de la Saint-Louis (lire ci-dessous). Une autre consécration, en 1913, avant la Grande Guerre puis, diminué par une insuffisance pulmonaire et cardiaque après avoir été gazé sur le front, une dernière en 1923, allaient clôturer un palmarès unique — dix victoires dont six en une seule passe — du plus vieux tournoi sportif au monde qui célèbre en 2022 son retour après deux ans de relâche et son 278e anniversaire.
Entre les défis lancés à n’en plus finir au bar du Grand Café, les challenges, critériums, tournois des ports environnants et démonstrations jusqu’à Barcelone, un climat de surenchère sportive règne à Cette. Aussi, pour se distraire un peu des joutes, Louis Vaillé adhère en 1905 au Club Athlétique Cettois. Son président d’honneur n’est autre que le Sétois Noël Rouveyrolis*, surnommé Noël le Gaulois, champion du monde de lutte et d’athlétique. Lors de fêtes sportives, ce colosse exhibait des muscles tellement volumineux que la foule ébahie les croyait hors du corps, à l’air libre. Vaillé affûte les siens tant qu’il peut. Rien n’y fait. Du haut de ses 1 m 84, il accusera en 1911, sur une balance à l’agonie… 147 kg. Sa tenue sur la tintaine, si elle n’avait rien d’esthétique, lui était imposée par la taille et l’embonpoint, avouait-il en 1912 dans une lettre au Journal de Cette. « Tandis que sur le plancher, quantité de mes adversaires peuvent s’arc-bouter, je suis obligé, moi, de me tenir droit et c’est justement cette position qui me rend ridicule parce que je semble gêné ! Mais peut-on me faire un grief sur ce désavantage qui augmente pour moi la difficulté… » Il deviendra, une fois le pavois raccroché au soir de la Saint-Louis 1925, conseiller municipal du maire Honoré Euzet. Une pratique rebattue qui fait se ranger sous une bannière quelconque les champions de la tintaine, au son du clairon électoral et le doigt sur le liseré bleu ou rouge.
Le Grand prix de la Saint-Louis est sans conteste le challenge le plus important des joutes languedociennes. Une sorte de championnat du monde non officiel qui se tient à Sète depuis 1743, la troisième fin de semaine du mois d’août, le long du canal. Le samedi est réservé aux poids mi-moyens, le dimanche aux moyens et le lundi à la catégorie reine des lourds. Ce lundi de la Saint-Louis est un jour férié à Sète.
Barthélémy-Louis Aubenque, dit Le Terrible, n’y trouvant plus d’adversaire à sa taille, défia en 1749 un paisible pont. Il immobilisa sa barque (et le pont) en plantant sa lance dans l’ouvrage. Depuis 1846, le tournoi se pratique individuellement et opposait d’abord les jouteurs de la Pointe Courte et de la Bordigue à ceux du Quartier haut avant de s’ouvrir aux jouteurs issus de localités voisines. Cette année-là, Hilaire Audibert dit l’Espérance inaugura le palmarès en l’emportant à huit reprises.
Le tournoi de la Saint-Louis serait né d’une jalousie royale face aux festivités de joutes provençales données à Marseille le 18 mai 1720 en l’honneur de Monsieur le Régent du Royaume et de sa fille.
Le tournoi fut interrompu à cinq reprises : lors de la Révolution (7 ans), du conflit franco-prussien (3 ans), des deux guerres mondiales (11 ans) et de la récente pandémie (2 ans).
Né à Cette, Louis Vaillé passe sa lance à gauche le 7 avril 1932 à Sète, la ville ayant, au terme de joutes homériques depuis son origine, jeté d’abord pas moins de 17 appellations à l’eau, puis en dernier lieu son dévolu sur la dénomination Sète. Le paladin de la tintaine repose dans un des carrés militaires du cimetière Le Py, ayant été déclaré mort pour la France, sous une pierre blanche verticale avec pour unique inscription lapidaire :
VAILLÉ Louis
décédé le 07.04.1932
Il se murmure, à l’ombre des cyprès, que l’intombable Vaillé s’est fait enterrer debout dans sa tombe, comme le toisaient sur sa tintaine ses adversaires, mordant l’écume l’un après l’autre.
La trombine de Louis Vaillé s’éclairait du sourire débonnaire sillonnant un visage fièrement poupon. Surnommé Le Mouton pour son humeur douce — que cachait sous la laine un entêtement de bélier à embrocher tout ce qui bougeait — il avait l’amour chavaleresque des joutes chevillé au corps. Le « Roi sec » dominait sans vergogne d’une bonne tête les défis qu’il lançait à la volée et qu’il signait — pour faire furibondir les Frontignanais, Palavasiens et autres Agathois — Champion du monde des joutes cettoises.