Abolitionniste connu pour son franc-parler, Jesse se vantait souvent de son fils, le présentant « mon Ulysse ». La venue au monde de ce premier-né se fit longuement attendre et la tradition voulait que le choix du prénom relève d’un implacable arbitrage. Les familles paternelles et maternelles s’évertuaient à placer leur patronyme. Si bien que plusieurs semaines après la naissance, les parents n'avaient toujours pas trouvé de consensus. Des prénoms potentiels furent écrits sur des bouts de papier et déposés dans un chapeau. La mère exprima des réserves sur ce procédé, le jugeant peu civilisé. Cependant, la perspective d’allaiter un jour de plus un bébé anonyme eut raison de son scepticisme. Le nom Ulysse fut tiré par une main innocente, lui-même tiré d’un livre de la famille, un roman du poète français François Fénélon, Les aventures de Télémaque. La France venait de vendre la Louisiane 18 ans plus tôt mais l’honneur était sauf, un poète français baptisait du nom de son héros le futur président américain. Sentant poindre l’ire maternelle, Jesse déclara que le nom de son fils serait Hiram Ulysse Grant.
À un âge précoce, Ulysse fut convaincu de travailler dans la tannerie paternelle, mais il ne fallut pas longtemps avant qu’il exprime une forte aversion pour la pratique. Alors qu’il avait 17 ans, un éminent avocat ami de la famille le fit nommer à son insu à l’Académie militaire de West Point sous le nom de Ulysses S. Grant, écrit par erreur ou devinant sans doute un destin historique pour l’adolescent. Car ses futurs condisciples ne tardèrent pas à l’affubler du sobriquet Sam ou parfois United States que ne manquait pas d’inspirer le nom U.S. Grant.
En 1843, Sam décrocha de West Point un diplôme et une réputation d’excellent cavalier en établissant un record en saut d'obstacles qui ne fut battu que 25 ans plus tard, si l’on ne tient pas compte de ceux, nombreux, semés tout au long de sa carrière militaire et politique. Le jeune soldat et sa monture furent affectés près de Saint-Louis dans le Missouri d’où ils s’échappaient régulièrement, lors de permissions, pour retrouver, à brides abattues, la sœur d’un ancien camarade d’Académie. Après 4 années de secrètes fiançailles, Ulysse épousa le 22 août 1848 dans la maison de ses parents à Saint-Louis Julia Dent qui donnera naissance à 4 enfants. Mais Jesse, un ardent et fier abolitionniste, n’assista pas à leur mariage, non pas parce qu’il n’aimait pas Julia, mais parce que son père, Fredrick Dent, possédait des esclaves.
La solde militaire se révéla rapidement insuffisante pour soutenir sa famille. Aussi Ulysse se lança dans les affaires pour se faire escroquer par un sulfureux partenaire. Il gagna en retour un nouveau sobriquet de la part de son père que le respect pour le futur homme d’État nous oblige à taire. Affecté par ses déboires financiers, il le fut derechef par l’armée sur la côte ouest, où bientôt, rencontrant des difficultés avec son commandant, une rumeur circula relative à une consommation prétendument carabinée d’alcool. Il eut alors le choix entre démissionner de l’armée ou faire face à la cour martiale. Son père tenta de lui éviter l’une et l’autre, mais ses larmoyants courriers au département de la guerre restèrent sans effet.
Par la suite, Jesse Grant ouvrit un magasin de maroquinerie à Galena, dans le nord de l’Illinois, dans l’espoir de voir ses 3 fils s’y installer et s’offrir une retraite méritée. La boutique, installée sur Main Street dans un immeuble en brique, dont la vitrine était garnie de selles et de bottes fantaisistes, vendait des harnachements et autres articles en cuir. L’auteur de ces lignes, lui-même, y vécut dans la rue au-dessus, North Bench Street, et convola en justes noces en 1992, dans le belvédère de Grant Park, à l’ombre de la statue bienveillante d’Ulysse et d’un canon de la Guerre de Sécession.
Jesse Grant, âgé de 60 ans, se retira de l'entreprise et passa les reines à ses trois fils, Samuel, Orvil et bientôt Ulysse. Après avoir démissionné de l’armée et échoué dans l’agriculture et dans plusieurs entreprises commerciales, Ulysse se tourna vers son père et accepta un poste de commis au magasin de Galena. La guerre civile approchant, le magasin devenait un foyer où l’on se tannait le cuir entre d’un côté Jesse et ses fils Samuel et Orvil, tous de fervents républicains, et de l’autre, leur Ulysse qui avouait des penchants démocrates. La guerre nivellera bientôt les différences et dès les premiers échauffourées, il se réengagea rapidement dans l’armée, répondant à l’appel du président Lincoln pour 75 000 volontaires. Faisant naturellement une forte impression sur les recrues, il fut promu colonel avec le soutien du représentant de l’Illinois, son ami de Galena Elihu B. Washburne, le 14 juin 1861 et affecté au 21e régiment d’infanterie volontaire de l’État. Prenant le commandement de grandes batailles, il fut promut Général commandant de l’armée des États-Unis par le président Lincoln, avec autorité sur toutes les armées de l’Union. Ses victoires décisives contribuèrent à la victoire de Lincoln lors de son second mandat en 1865.
Le 14 avril de cette année-là, 5 jours après la reddition de l’Armée de Virginie du Nord marquant la fin de la guerre civile, Lincoln fut mortellement blessé par un sympathisant confédéré, John W. Booth et mourut le lendemain matin. L’assassinat faisait partie d'un complot visant à éliminer des représentants nordistes. Grant avait participé à une réunion du Cabinet le 14 avril et Lincoln l’avait invité ainsi que son épouse à l’accompagner au théâtre Ford ; le couple déclina la proposition car il avait l’intention de se rendre à Philadelphie. Cela lui sauva probablement la vie car Booth avait prévu de poignarder le général après avoir abattu le président avec son pistolet. Lors des funérailles du 19 avril, Grant ne cacha pas ses larmes et déclara : « il fut incontestablement le plus grand homme que j’ai jamais rencontré ».
En 1865, Galena accueillit le lieutenant-général chez lui avec une fierté égalée seulement par celle de son père. Lorsqu’une suggestion lui avait été faite au sujet de la Maison-Blanche, il avait fait remarquer qu’il n'aspirait pas à être Président, mais qu'il préférait devenir maire de Galena, et d’y voir la construction de trottoirs, dont l’absence l’avait quelque peu chagriné. Aujourd’hui, Galena peut aussi être fière de ses trottoirs, ce que ne manqua pas d’illustrer la Gazette de Galena. La nouvelle n’avait pas dû échappé à Ulysse avant son arrivée, lui qui ne lisait aucune autre feuille. Un train spécial transportant le général Grant partit de Chicago à 8 heures 30 avec pour tout billet de voyage son portrait accroché sur la locomotive. La foule salua le passage du train et la gare de Marengo avait fait dresser un arc de triomphe fleuri en travers de la voie. Devait-on y voir un clin d’œil de l’Histoire ? Un autre arc de triomphe, de pierre celui-là, allait être érigé à Paris après la bataille de Marengo en Italie, par un général fier d’y voir graver ses propres victoires.
Galena ne fut atteinte qu’en milieu d’après-midi. Le stratège devait penser qu’à ce rythme, il aurait perdu la guerre, lorsque des hourras ! et des coups de fusils le firent sortir de sa torpeur. Au niveau de De Soto House, une grande arche végétale taillée et décorée avec goût, enjambait Main Street. De part et d’autre de l’arc étaient accrochées des pancartes lisant « Bienvenue à notre citoyen » et les noms des nombreuses batailles du vainqueur. Plus loin une autre arche portait l'inscription « Général, le trottoir est construit ». Les rues étaient bondées de citoyens et de visiteurs, parmi lesquels le saluèrent ses soldats. Son ami de Galena Washburn lui souhaita la bienvenue, puis l’orchestre de la ville fit retentir les cuivres et les caisses avant de laisser Ulysse et son épouse gagner leur maison par les trottoirs qu’il avait prévu de faire construire. Une belle résidence, cadeau de ses habitants, les attendait ainsi qu’une parure de bijoux créée par un joailler de New York et destinée à Julia. Une corbeille de bienvenue qui allait anticiper une sulfureuse rumeur de corruption à tout les étages gouvernementaux, seulement nuancée par celle tout aussi collante d’une large consommation de scotch.
Grant était l'un des hommes les plus populaires du pays avant l’élection présidentielle de 1868. Il fut choisi sans opposition dès le premier tour par la convention républicaine, tout en restant à Galena, laissant les discours à ses partisans comme cela était la norme à l'époque. Lorsqu'il accéda à la présidence, Grant n'avait jamais occupé de fonctions électives. Il était, à 46 ans, le plus jeune président de l'histoire. Dans son discours, Grant défendit l'adoption du 15e amendement de la Constitution garantissant les droits civiques des Afro-Américains. Il nomma son ami Elihu B. Washburne au département d'État. Washburne démissionna cependant au bout de 12 jours pour des raisons de santé ; certains ont néanmoins avancé qu'il s'agissait d'une manœuvre pour donner plus de poids à sa nomination en tant qu’ambassadeur en France. Ce qu’il fut, durant la guerre Franco-Prussienne, de 1869 à 1877, restant à Paris durant le siège et la Commune qui suivit pour ouvrir un hôpital de campagne près de son ambassade. Washburne fut un protagoniste héroïque et un témoin impartial des exactions perpétrées de part et d’autre de l’insurrection.
Le second mandat de Grant fut marqué par un profond marasme, une époque où l'économie était ouverte à la spéculation et où l’expansion vers l’ouest générait une large corruption dans l'administration. Mais Ulysse pouvait se targuer d’avoir éliminé l’esclavage, cause de la sécession, et d’avoir ramené le Sud dans l’Union. Une Union à la solidité jamais égalée ni avant sa présidence, ni après…
Ayant quitté la Maison-Blanche, Grant et sa famille entreprirent un tour du monde de 2 ans en 1877. Le couple dut affronter un dîner royal au château de Windsor avec une reine Victoria parlant une langue quasi étrangère. Ils se rendirent ensuite en Belgique, en Allemagne et en Suisse avant de revenir au Royaume-Uni où ils passèrent quelques mois avec leur fille Nellie qui avait épousé un Britannique. Grant et son épouse visitèrent la France et l'Italie et passèrent Noël 1877 à bord du sloop u.s.s. Vandalia amarré dans le port de Palerme. Après un séjour hivernal en Terre sainte, ils visitèrent la Grèce avant de revenir en Italie pour une rencontre avec le pape Léon xiii. À la suite d’un voyage en Espagne, ils se rendirent à nouveau en Allemagne ; Grant rencontra le chancelier allemand Otto von Bismarck et les deux hommes échangèrent en trinquant sur l’art de la guerre. Après une autre visite en Angleterre et en Irlande, le couple quitta l’Europe et traversa le canal de Suez en direction de l’Inde britannique. Ils se rendirent en Birmanie, au Siam, à Singapour et au Viêt Nam. À Hong Kong, Grant commença à changer d’avis sur le colonialisme en estimant que la domination britannique n’était pas « purement égoïste » mais également bénéfique pour les sujets locaux. Le couple passa ensuite par la Chine. Ulysse déclina une rencontre avec l'empereur Guangxu alors âgé de seulement 7 ans, anticipant une triste collation, mais échangea avec le régent et sa cave à vin. Au Japon, Grant rencontra l’empereur Meiji mais le couple avait le mal du pays, et réalisa qu’il avait dépensé la plus grande partie de ses économies.
Pour rendre sa situation financière plus précaire, Ulysse ne manqua pas de s’associer avec son fils, Ulysses Jr. qui avait créé une banque d’affaires, usant des mêmes talents hérités de son père. Complètement ruiné — les billets de 50 $ ne portaient pas encore son effigie — le Congrès dépité lui accorda à nouveau le grade de Général de l’armée avec retraite complète en mars 1885. Pour restaurer ses finances, il rédigea plusieurs articles qui enchantèrent les critiques au point que son ami Mark Twain lui fit accepter une proposition de sa maison d’éditions Webster & Co. pour qu’il écrive ses mémoires. Les 2 volumes du livre, intitulé Personal Memoirs of Ulysses S. Grant, terminés peu avant de passer le sabre à gauche le 23 juillet 1885, connurent un grand succès. Mais l’éditeur fit faillite quelques années après avoir fait signer Ulysse. Twain, peu rancunier, qualifia les mémoires de son ami de « chef-d’œuvre littéraire » et les compara aux Commentaires sur la Guerre des Gaules de Jules César.