André Aversa

LE TROMBINOSCOPE

AVERSA (André, Félix), charpentier de marine, constructeur et restaurateur naval, maquettiste, né à Sète en 1928. Son grand-père Luigi, lui-même charpentier de marine, décède 2 ans plus tard, le 19 mars 1930, jour de la Saint Joseph, patron des charpentiers. Le petit André n’allait pas attendre de naître pour tester une prédisposition héritée d’une lignée de charpentiers de marine. Déjà, dans le ventre de sa mère, il s’habitue aux roulis et aux tangages, découvrant son centre de gravité avant celui de carène*. Sa maman dira plus tard n’avoir jamais eu à se plaindre d’éventuelles embardées in-utero. Elle se doutait bien, qu’en son sein, une croissance fœtale était tout entière appliquée à étudier l’effet de la houle amniotique sur la gîte. Un apprentissage de 9 mois que son bébé mettra à profit, une fois désamarré du chantier natal, en venant au monde en plein âge d’or de l’agitation portuaire sétoise et de sa charpenterie navale.


* Il ne s’agit pas du prénom d’une hypothétique sœur jumelle, mais du nom de la partie immergée de la coque d’un bateau. Le centre de carène est le point où s’applique la résultante des forces hydrodynamiques. Il se déplace en fonction de la surface de coque immergée.


Mais quittons ce marigot facétieux pour piquer une tête dans la réalité. Dès qu’il put marcher, André allait consacrer ses premières années à tirer des bords dans le chantier de son père, Joseph, entre copeaux et squelettes de bois. Un louvoiement aux allures de tour de France pour un Compagnon du Devoir, apprentissage itinérant destiné à se familiariser aux techniques du chantier de marine sans avoir à voyager. Une initiation qui sera complétée par des études à l’école Pratique de Sète, l’ancêtre de nos Centres de Formation d’Apprentis où il se formera à la menuiserie et au dessin technique. Deux disciplines fondamentales dans l’apprentissage d’André, dont il aimait comparer les deux inestimables enseignants aux feux de position tribord et bâbord le guidant dans son périple de charpentier. Avant cela, c’est dès sa treizième année, qu’il se voit confié par son père la construction d’un premier canot pour un ami de celui-ci. Chacune des trois générations utilisa sa propre méthode de construction, celle du grand-père avec le fameux gabarit de Saint-Joseph (voir ci-dessous), maniant uniquement le gabarit du maître-couple et sa réglette graduée donnant les largeurs des membrures. La génération du père d’André utilisait la méthode de la demi-coque qui permet d’obtenir l'ensemble des membrures en grandeur réelle sur un plancher. André, lui, empruntait ces techniques traditionnelles pour des restaurations ou des réhabilitations, mais préférait l’usage de plans techniques pour la construction.

Le gabarit de Saint-Joseph

Il ne s’agit pas d’une figure de proue, représentant le père nourricier de Jésus, qui serait sculptée en bois d’après un modèle, mais d’une matrice—ou étalon—utilisée par les charpentiers de marine. Ce procédé de traçage des carènes fut utilisé jusqu’à l’apparition de plans dessinés pour la construction de bateaux en bois. Pourquoi Saint-Joseph ? Dans les dynasties de charpentiers marins, les gabarits étaient jalousement conservés au domicile du dépositaire, le fils le recueillant du père qui l’avait hérité de son père… Jusqu’au père de Jésus, Joseph qui, le premier, aurait pris emploi dans la charpenterie.


À partir de ce maître-gabarit de planche (de carton pour une maquette), le charpentier trace les membrures par couple, de part et d’autre de la quille. Cette méthode permet d’utiliser le même gabarit pour plusieurs coques de dimensions voisines. Mais il faut pour cela savoir l’adapter. Deux ou trois gabarits et une poignée de réglettes appelées stagioles pouvaient répondre aux demandes les plus variées de ses clients.

André Aversa allait tracer son sillon à la manière d’un taille-mer, cette partie basse de l’étrave qui fend les flots, exposée la première. À l’origine, le chantier Aversa créé par son grand-père logeait au Souras-Bas. Un quartier de pêcheurs napolitains, proche du port, niché dans une carrière d’où jadis furent extraites les pierres pour l’enrochement du môle. Un chemin de traverse graissé au suif faisait glisser les coques—dont la carène était elle-même suifée (esparma)—du chantier à l’eau du vieux bassin, leur élément, jusqu’en 1970. L’entreprise déménagea en 1920 au quai de l’Amour, près de la gare ferroviaire. Le père et l’oncle d’André donnent un premier essor à leur chantier en l’installant sur la rive du canal pour faciliter le lancement, la réparation et le carénage. Ils n’y resteront que 10 années. Obligé de quitter la berge de l’Amour pour laisser la place à la construction d’un quai, le chantier Aversa s’installe définitivement en 1930 au bord de l’étang de Thau, au site de la Plagette, derrière la station zoologique. En 1945, André développe les Chantiers quai de Bosc prolongé en y installant un atelier de menuiserie, puis un vaste hangar pour y accueillir la construction simultanée de plusieurs embarcations à l’abri des intempéries. Pour le carénage et la réparation, 5 cales permettaient de tirer à terre près de 500 bateaux par an. Une équipe familiale faite de frères, beau-frère et cousins portait le surnom de « frères Dalton » lorsqu’elle intervenait sur les Liberty Ships d’après-guerre et sur les cargos pour des travaux de réparation et d’entretien.

L’Exodus 1947

Parmi les 68 navires à la manœuvre pour prêter main-forte aux migrants juifs de l’après-guerre, un de ceux qui échouèrent entra à jamais dans l’Histoire. L’Exodus 1947 leva l’ancre dans le port de Sète le 11 juillet 1947 avec à son bord 4 554 réfugiés ayant fui l’Europe Centrale et de l’Est pour voir leurs espoirs anéantis à quelques encâblures de leur Terre Sainte, en vue des côtes promises d’une Palestine maintenue sous un inflexible mandat britannique. De ce drame naîtra, l’année suivante, l’État d’Israël qui célèbre en 2023 le 75e anniversaire de sa création.


Tout jeune apprenti charpentier, André Aversa fut chargé d’aménager à la va-vite les couchettes de fortune de l’Exodus qui allait quitter le port pour une sinistre odyssée. André n’aurait manqué pour rien au monde les retrouvailles, 70 ans plus tard, avec les derniers survivants qui, entre Sète et Haïfa, y furent entassés durant une semaine. Lesquels n’ont pas manqué, le retrouvant en juillet 2017, de lui rappeler, avec une pointe d’humour, le manque de confort. André allait leur river le clou par un savoir-faire proverbial au service de la construction navale.


Extraits de Exodus, Sète, 10-11 juillet 1947, l’espoir au bout du Môle Saint-Louis édité par la SEHSSER et Audasud à l’occasion de la Journée mémorielle du 5 juin 2023.

Sans coup férir, le maître-gabarieur allait gabarier tout ce qui pouvait flotter. À l’exception de Carmen, qu’il trouva à sa mesure et qu’il épousa entre 2 carénages. Elle était fuselée, gracile. Enfin, ce qu’on appelle dans la charpenterie un bon sujet. En 1970, André rachète le chantier familial mis en difficulté par la concurrence de plus grands chantiers, de nouveaux matériaux et de techniques de construction pour une nouvelle génération de bateaux de pêche. Il devra céder son activité en 1983 à l’un de ses apprentis qui, prenant sa retraite, fermera définitivement le chantier en 2002. De l’armada aversoise mise à l’eau durant 80 ans, les 4 principaux bateaux traditionnels qui ont scellé leurs réputations avec celle du port de Sète sont la nacelle, la barque catalane, le bateau-bœuf et le chalutier. Avant-guerre, c’était le règne de la voile avec les bateaux-bœufs qui s’entassent avec les catalanes au Cul de Bœuf. Le reste du port et les canaux sont réservés à la marine marchande. Le dernier bateau-bœuf, le Saint-Christophe, fût construit en 1932 pour le compte d’un patron pêcheur du Grau-du-Roi. La barque catalane Saint-Pierre est la seule embarcation construite par Luigi Aversa encore à flot. Elle participe vaillamment aux rassemblements des vieux gréements méditerranéens.

Un Diogène du même tonneau

Issu de 2 influences complémentaires, le bateau-bœuf est sans doute la synthèse parfaite et l'un des plus beaux bateaux de pêche à voile latine du littoral méditerranéen. Les pêcheurs les faisaient construire à Marseille, Martigues ou Agde, car le bruit courait qu’on ne savait construire à Sète que des nacelles ou des catalanes, de tailles plus modestes. 


En 1924, le grand-père Luigi se décide à mettre fin aux bobards en construisant le premier bateau-bœuf du port, sans attendre qu’un pêcheur téméraire le lui commande. Le bateau fini, aucun de ceux assez curieux pour l’inspecter sous toutes ses clouaisons ne le trouva à sa mesure, y furetant un improbable défaut, qui s’avéra être de sortir d’un chantier sétois. Au beau milieu de cette expectative, passa un artiste peintre qui interpela notre charpentier en ces termes : « En fait, vous êtes comme Diogène qui cherchait un homme, un vrai, une lanterne allumée à la main. Si vous voulez, je vous fais un dessin sur la coque, ça vous portera bonheur ». Il dessina alors le philosophe grec portant sa lanterne à bout de bras. 


Plus loin sur le quai de la Consigne, un patron pêcheur faisait savoir à qui voulait l’entendre qu’il changerait bien son vieux rafiot contre un de ces nouveaux bateaux-bœufs. Trouvant celui de Luigi à son goût, il l’acheta et alla jusqu’à le baptiser Diogène, après que Luigi lui ait conté l’origine du dessin. Après armement, le Diogène prit la mer et se révéla le plus rapide de tous les bateaux-bœufs de la côte, le premier à pêcher et à rentrer au port, et donc à vendre sa prise. C’était donc cela son vice. Son propriétaire ne répondit plus qu’au sobriquet de Diogène le restant de sa vie. Est-il mort d’une ingestion d’un poulpe cru comme son homonyme le Sinopéen ? Lequel cherchait un homme comme on part à la pêche.

Digne de figurer à la défunte rubrique journalistique Embruns… et coups de mer, une légère rumeur louvoyait entre les squelettes des chantiers Aversa qu’un apprenti mettait de côté des chutes de bois issues des grands chalutiers. C’était en 1953 et le jeune André se lançait dans la construction de son premier bateau personnel, ayant déjà quelques-uns à son tableau de pêche. Dessinant le plan d’un type de voilier qu’il n’avait encore jamais construit, l’apprenti aborde son projet en dehors des heures de chantier et le baptise Gary, surnom que lui avaient donné ses camarades de service militaire sur la frégate Escarmouche. En juin de l’année suivante, alors qu’il s’affairait au lancement traditionnel avec bouquet accroché à l’étrave et bouteille de champagne suspendue, un bonhomme à la réputation mauvaise mais déjà grande vint rendre visite au chantier. Trouvant l’esquif flambant neuf à son goût, Georges Brassens* commanda illico sa copie conforme au père d’André. Une fois à bord, le père des Copains d’abord trop à l’étroit s’imaginait être dans une des créations miniatures qui allait faire la réputation du musée de la Mer. Ne pouvant se mouvoir sans risquer de chavirer, le Sauve qui peut alla trouver refuge à l’Espace Brassens et fut tout aussi vitement remplacé par un pointu de 7 m, le Gyss.


* Trombinoscopie dans le Volume 1.

Devoir de mémoire

Avec ces maquettes de bateaux, le musée de la Mer exhibe un inventaire après liquidation d’une activité florissante à Sète durant quelques décennies, la construction navale en bois. André Avera avait lui-même mis à l’eau pas moins de 190 embarcations—pêche, batelage, pilotage, plaisance—entre 1961 et 1983. Outre les modèles réduits souvent créés de façon pédagogique, il lui restait à évoquer cette épopée dans 4 ouvrages parus entre 2006 et 2023, parfois sous forme de traité de construction naval, souvent truffés d’anecdotes nostalgiques, rassemblés dans une collection Patrimoine maritime.


2006 : Livre I 

Chantiers Aversa et collection – maquettes, demi-coques, documents


2012 : Livre II

Un métier, un art, une vie… André Aversa, charpentier de marine


2020 : Livre III

Souvenirs de Sète, entre chantier naval & chantier miniature


2023 : Livre IV

Au crépuscule d’un métier, André Aversa


En 1897, paraissait aux édition Challamel, un ouvrage majeur des règles pratiques de construction de bateaux en usage sur les côtes de Provence. Son auteur, Jules Vence, fit éditer Construction & Manœuvre des Bateaux & Embarcations à Voilure Latine, une somme née des sollicitations de ses collègues de la Société nautique de Marseille, « sans autre prétention que celle d’être utile aux ouvriers laborieux qui, pour augmenter leurs ressources, utilisent leur temps disponible à construire des bateaux, celle de leur éviter des tâtonnements et de leur permettre à la fois de faire mieux et plus vite ». Ce sera le livre de chevet de tout charpentier et restaurateur de marine, qu’André a dû lire et poser sur sa table de nuit, elle-même ouvragée à partir de chutes de bois du chantier.

Un matin de 1983, André se dit qu’il fallait laisser une trace d’un patrimoine qu’il avait chevillé au corps. Il décide alors de changer de gabarit mais pas d’acabit. De réduire l’échelle de ses constructions et de ses outils, passant des modèles maritimes aux modèles miniatures. Seule immuable règle d’or dans sa quête de perfection : la qualité de la précision et des matériaux. Lesquels seront identiques, au point que pour la cannonière Gabès, réduite à l‘échelle 1/25e soit 2,10m, le pont en teck provenait d’une lame de pont récupérée du Gabès d’origine qui servit d’école de mousse en 1903. Il consacra pour un bateau-bœuf de 2m de long avec ses 32 poulies en bois et réas—la roue à gorge d’une poulie— en laiton, environ 2 000 heures. Soit pratiquement autant que sa construction en vraie grandeur, 14 mètres.


Officier dans l'ordre du Mérite Maritime, André Aversa passa l’armement à gauche le 27 avril 2023, à l'âge de 95 ans. Dans un ultime vire vire méditerranéen des Gréements Languedociens, dont il fut le président d’honneur, ses cendres furent dispersées le 22 août 2023, non loin de son terrain de jeu favori, où à l’âge de 4-5 ans il allait pêcher les crabes le long du quai de la Consigne. Par la suite, iI conjugua, dès l’âge de 11 ans et jusqu’à 90 ans, ses deux passions, le bois et la mer, aussi capricieux et déroutant l’un que l’autre.



La trombine d’André Aversa était celle d’un gaillard solidement charpenté, qui jaugeait en douanes son pesant de chêne frais de sciage. Sa tête, souvent coiffée d’un couvre-chef, laissait deviner au premier coup d’œil ses qualités comme les révélait l’étrave de ses embarcations. Les chantiers Aversa formaient, avec la flottille des façonniers du littoral, un compagnonnage et la cheville ouvrière de la charpenterie de marine languedocienne.

Profession de foi

Un domaine où religion et superstition s’acharnent à se tirer des bordées, c’est bien le domaine maritime, source de légendes et de mythologies, royaume des monstres marins et des navires fantômes. Les ouvrages sur la symbolique maritime pourraient remplir plus d’une étagère de cabine. Les sources de névroses, pour des marins loins de tout mais poursuivis par la guigne, remplissent les carnets de bord et les chants de marins : tempête, naufrage, retour bredouille, panne de moteur, navire encalminé, maladie, décès en mer… Certains mots portant la poisse restent bannis à bord. C’est le cas pour le mot lapin et pour l’animal. S’il est au menu du chef, celui-ci parlera de langoustine des prés. 


Des marins suspendent des grigris et amulettes—un petit sac de toile contenant de l’ail et divers objets—à l'étrave du navire, le protégeant de la scoumoune. André Aversa ne put échapper à quelques fétichismes. Jamais le charpentier ne mettait une quille en chantier un vendredi, de même qu’il ne déplaçait ce jour-là un bateau sur sa cale de lancement ni ne mettait un bateau à flots. Il préférait le samedi après-midi, ayant été témoin à 2 reprises d’un manque de respect du jamais le vendredi de charpentiers malavisés. Cela se traduisait invariablement par de la casse. 


Il en était de même de s’obstiner à renommer un bateau sans couper le macoui, ce long serpent propre à chaque bateau et matérialisé par son sillage. Il convenait de le couper si on souhaitait rebaptiser un bateau, pour éviter que le nouveau macoui (invoqué par le nouveau nom) n’entre en concurrence avec l'ancien. Ne pas couper le macoui en cas de renommage d'un bateau est réputé porter malheur. La mer étant considérée comme un espace dévolu au malin, inutile d’en rajouter...

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