Alain Degage

LE TROMBINOSCOPE

DEGAGE (Alain), enseignant, docteur d’État en droit, maître de conférences, historien, chartiste, né le 2 janvier 1948 à Sète. Alain grandit entre deux établissements vermouthiers, au 57 quai de Bosc, la dernière bâtisse en pierre de taille au bord du canal avant l’entrée de l’étang de Thau. Un immeuble familier à l’auteur de ces lignes, puisqu’Alain en était son voisin de palier. L’occasion de croiser d’abord une famille feutrée, puis, au fil des années, une mère et son fils, enfin ce fils et sa famille, dans un appartement que l’on devinait sobrement décoré, offrant plus de place aux livres qu’aux bibelots, concentrant la lumière à la lecture. Aussi quand le jeune Alain déclara magistralement sa flamme à l’étude des fondations du droit, l’événement fit moins d’effet que le ferait la perte d’un marque-page.


Dès son plus jeune âge, Alain Degage se passionnait pour l’histoire de sa ville natale, où il fit ses études scolaires. Une flamme qui le pénétra avant même qu’il naisse. Alors qu’il dodelinait dans le ventre maternel, l’embryon d’un futur universitaire décelait où les promenades de sa mère le transportaient à travers Sète. Leurs déplacements, l’un dans l’autre, sur le pavement des trottoirs et des quais, la traversée des rues qui parfois les faisait marcher sur les rails du tramways, la déclivité particulière à chacun des ponts, constituaient autant de repères malgré sa claustration. Si bien que dès qu’il put marcher, les moindres recoins urbains lui étaient familiers, n’hésitant pas à aider un touriste égaré et rendu méfiant à la vue d’un guide dans la fleur de l’âge.


À peine majeur, Alain saute à pieds joints dans la chose juridique. Au terme d’un cursus à la faculté de droit de Montpellier, il intègre l’équipe de studieux fureteurs d’André Gouron, le grand historien du droit, et soutient, sous sa direction, en 1971, un mémoire sur Le Contrat d’affairamentum à travers deux juristes méridionaux du xve siècle : Jean barbier et Étienne Marcillet.

Chartiste élévateur

N’ayant répertorié aucune université entre Montpellier et Perpignan, Alain Degage prit pied dans la capitale du Roussillon. Mais il était d’abord sétois et retournait entre deux prêches dans l’île singulière pour y éplucher les archives municipales. Il revêtait alors sa bure d’archiviste-chartiste et publia en 1990 et 1992 de sobres répertoires sur les baptêmes, mariages, abjurations et décès, relatifs notamment à l’Église réformée de Sète au xviiie siècle. 


Il fut avant tout le biographe de sa ville natale et l’historien de  sa région. Plusieurs monographies témoignent de son opiniâtre soif de partage :  Le port de la ville de Sète, 1689-1789 (1978), Les fortifications du port de Sète (1978), L’amirauté de Sète de 1691 à 1735 (1983), Les rues de Sète (1988), Histoire de Frontignan-La Peyrade (1989)…


Porté par un précepte selon lequel le savoir n’étant pas une propriété privé, il doit circuler, Alain Degage éveillait les consciences et forgeait l’esprit curieux et critique, loin des prêchi-prêcha. Quel serait son sentiment face aux chariatans qui veulent abattre les porteurs de flambeaux, au nom de la haine de la France, de ses valeurs et de ses lois ? Loin du pasdevaguisme ambiant, il militerait sans doute pour que l’Islam se transforme et devienne une religion comme les autres, parmi les autres.

L’autre lubie de ce féru d’histoire fut de mettre sa flamboyante érudition au service de l’enseignement. Son sillage rectiligne dans le professorat fut remarqué et remarquable. L’humour, la bienveillance et la gentillesse baignaient dans des cours où il prônaient les valeurs chères à tout passeur de savoir : la curiosité, l’intégrité et l’impartialité. Alain allait marquer pour la vie le parcours universitaire de nombreux étudiants, en maître plutôt qu’en professeur, toujours disponible et à leur écoute. Il maîtrisait à la perfection ses parénèses, de la première minute à la dernière, maintenant en haleine ses ouailles. Son amphithéâtre, à l’opposé de tant d’autres réputés pour leur atmosphère chahuteuse et névrotique, était un modèle d’écoute et de partage avec des élèves captivés, sages comme une image pieuse. Il y faisait l’objet d’un quasi culte. L’unique membre de la faculté de Perpignan sans téléphone mobile se passait également de courrier électronique. Il resta pourtant bien plus disponible et connecté que ses collègues bardés d’appareillages technologiques. Armé d’un intrépide stylo-plume pour ses notes et sa correspondance, il corrigeait à l’encre rouge les thèses de ses étudiants qui tressaillaient à la vue de son implacable jugement.


Pour cette figure tutélaire de l’université Via Domitia, les dernières années ne furent pas de tout repos. Une santé mise à l’épreuve par de cruelles dépendances écourta une vie tout entière dévouée au droit et à son histoire. Le doyen des enseignants passa l’épitoge à droite le 3 novembre 2018 à l’âge de 69 ans. Malade et alité les derniers mois, Alain s’était isolé. Ses amis de la Société d’études historiques et scientifiques de Sète et sa région tentèrent vainement de prendre des nouvelles de leur ancien président et du devenir de ses travaux et archives. Ils apprirent trop tard que ses livres et papiers avaient finis dans la benne à ordures. Sa riche bibliothèque personnelle du quai de Bosc à Sète eut le même destin funeste que d’autres archives et collections sétoises aussi précieuses, fragments de la mémoire collective dont les Sétois s’étaient déjà trouvés orphelins. Ainsi la collection du peintre Desnoyer* et celle de la famille Doumet*, exilée à St-Cyprien pour la première, à l’Arboretum de la Balaine pour la seconde. Quant aux archives du port de Sète de Léopold Suquet** — son dirigeant le plus emblématique — elles sont récemment parties en fumée par le méfait d’une boucherie orientale. Elle avait bricolé son réseau électrique comme on le fait au bled, au rez-de-chaussée d’un l’immeuble où logeait le petit-fils de Léopold et qui se révèlera inflammable. Il s’en réchappa de peu par l’échelle des pompiers avec dans ses bras son chien et un Dalí, laissant derrière lui quelques-uns des plus beaux chapitres de l’histoire de la cité portuaire.


* Trombinoscopies dans le Volume 1

** Trombinoscopie dans un prochain volume

Les rues de Sète (1988)

Alain Degage souhaitait effacer l’idée que les locaux des archives sont le fief d’un petit lot d’initiés. Outre ses recherches dans ce grenier de luxe, il publia en 1988 Les rues de Sète avec l’aide d’une nouvelle municipalité sensible à son patrimoine historique. Après avoir vu les coups de butoir que les mandatures précédentes y ont portés, entrecoupés de longues périodes d’insomnie, Yves Marchand, élu maire en 1983, signa la préface.


Cet ouvrage, indispensable dans les bibliothèques de tout Sétophile, est organisé historiquement par quartiers. Chacune des strates de la cité portuaire est disséquée. L’écriture est limpide, d’une précision chirurgicale. L’auteur se pique même de lyrisme, ne s’épargnant ni poésie, ni humour. Une ré-édition de cet ouvrage devenu introuvable est en cours de réalisation par l’équipe de la Sehsser* et Audasud


* La Société d’Études Historiques et Scientifiques de Sète et sa Région, fondée à Sète en 1963 par un groupe de chercheurs et d’amateurs passionnés d’histoire, eut pour président, outre Alain Degage (1979-1980), Gabriel Couderc (1970), Catherine Lopez-Dréau (1983-1987 et 1996-2001) et plus récemment Gustave Brugidou (2007-2023). La Sehsser organise des Samedis de l’Histoire et publie régulièrement un épais bulletin et des ouvrages à la gloire de l’île singulière qui célèbre en 2023 son 350e anniversaire.

En archiviste militant et anticonformiste, Alain Degage publia en 1993 dans la Gazette des Archives un plaidoyer pour L’intégration des archives dans la politique culturelle municipale. Il y souligne la nécessaire prise de conscience—pas toujours évidente—des municipalités, quels que soient leur taille et leur budget, pour la conservation du patrimoine local. Prenant l’exemple de Sète, alors dirigée par Yves Marchand, il décrit la naissance d’un véritable service culturel, auparavant remisé dans un sous-sol poussiéreux de la mairie, dans le cadre d’une modernisation de l’hôtel de ville et de la création d’une médiathèque où prendront place les Archives municipales avec secrétariat, bureaux, salle de lecture et de pré-archivage, magasin à rayonnages sur 2 niveaux. Alain Degage était au cœur de l’action avec la réalisation de nombreux répertoires et où, écrit-il, « à l’espace répondent la possibilité et l’envie de produire, faut-il le rappeler ? ».


La trombine d’Alain Degage, encadrée d’une barbe poivre et sel au poil court, était barrée d’une paire de sourcils aussi fournis que son éphémère bibliothèque. Mise en valeur par sa fidèle toque galonnée de docteur d’État en droit lors des grandes occasions, elle prenait alors des allures d’ange gardien. De grande taille, toujours tiré à quatre épingles et un foulard, sa trogne laissait deviner qu’elle fut longtemps bien trempée. Elle faisait alors l’effet, trônant sur l’estrade d’un aréopage de jury académique, d’un buste impétueux taillé dans un matériau vivant parmi quelques mottes de saindoux fondant.

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